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L’imprescriptibilité de la diffamation sur l’Internet est une grave menace. Diffamer sur le Net, délit ordinaire

Libération le 20 décembre 2000

D 20 décembre 2005     H 15:08     A Sébastien Canévet     C 0 messages


Les associations de défense des droits de l’homme ont-elles joué aux apprentis sorciers en cherchant à faire condamner le chanteur Jean-Louis Costes par n’importe quel moyen, y compris en sacrifiant la prescription de tous les délits de presse sur l’Internet ?

La Ligue des droits de l’homme (LDH), la Licra, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et le MRAP sont en effet à l’origine de la décision de la cour d’appel de Paris du 15 décembre 1999 qui affirme que « la publication résulte de la volonté renouvelée de l’émetteur qui place le message sur un site et choisit de l’y maintenir ou de l’en retirer quand bon lui semble. L’acte de publication devient ainsi continu ».

Par cette décision, les délits de presse commis sur la toile deviennent des infractions "continues". En clair, cela signifie que l’auteur d’un article litigieux peut être poursuivi aussi longtemps que celui-ci est en ligne, contrairement à ce qui se produit sur tous les autres supports, qui bénéficient d’une prescription dite « abrégée ».

Selon la loi de 1881 sur la liberté de la presse, l’infraction de presse (diffamation, injure et, depuis 1972, incitation à la haine raciale) est prescrite au bout de trois mois à compter de la première publication. Passé ce délai, il n’est plus possible d’attaquer. Cette mesure vise à protéger les journalistes, et l’ensemble des citoyens, du harcèlement judiciaire. Elle leur évite aussi d’avoir à mobiliser les témoins et/ou les preuves de ce qu’ils avancent, cinq, dix ou vingt ans après la publication des informations litigieuses, et ceci très rapidement après le début du procès (sous dix jours). C’est l’une des protections les plus importantes du droit de la presse qui est donc menacée. Et menacée par ceux-là mêmes qui devraient la défendre.

Comme l’écrivait récemment Arnaud Martin, webmestre indépendant et membre du Minirezo, un collectif qui lutte pour la liberté d’expression sur Internet, les associations de défense des droits de l’homme ont "tiré contre leur camp" dans l’affaire Costes. La preuve : cette décision a été immédiatement instrumentalisée par l’extrême droite, pour tenter de réduire au silence le Réseau Voltaire. C’est en effet sur la base de la "publication continue" que Carl Lang a attaqué le Réseau Voltaire le 3 juillet 2000 pour voir supprimer une note d’information le concernant, et qu’il estimait diffamatoire (voir Libération du 7 décembre 2000). Une information publiée sur le site du Réseau Voltaire depuis plus d’un an. Si le tribunal a débouté Carl Lang sur le fond, il a confirmé l’imprescriptibilité des écrits sur Internet, ouvrant la voie à de nouveaux procès. Offrant à l’extrême droite l’occasion inespérée de réécrire l’histoire.

Comment en est-on arrivé là ? Les associations de défense des droits de l’homme se sont-elles rendu compte de la portée de l’affaire Costes ? Apparemment, non. Si le président de la LDH, Michel Tubiana, soutient "à titre personnel" la jurisprudence Costes-Voltaire, aucune décision n’a encore été prise par l’association. Et pour cause. Cette position est loin de faire l’unanimité. Des militants notent une "dérive sécuritaire" dans les discours concernant Internet, et s’inquiètent de voir la Ligue devenir un "auxiliaire de police". Revirement, inquiétudes. Il faut dire que les arguments en faveur de l’imprescriptibilité peinent à convaincre. Ils relèvent plus de l’improvisation et de la justification a posteriori que d’une connaissance du réseau et de ses enjeux.

Le premier argument avancé pour refuser à la publication sur le Net le bénéfice de la prescription est que cette publication serait différente "par nature" de la publication papier. Dans le premier cas, l’auteur pourrait à chaque instant faire cesser l’infraction en retirant l’article incriminé de son site Internet. Ne le faisant pas, alors qu’il en a la possibilité, il réaffirmerait sa volonté de publier l’article. Et devrait donc encourir une responsabilité perpétuelle. Dans le cas d’une diffusion en kiosque ou en librairie, par contre, il n’aurait plus aucune prise sur son œuvre. D’où le maintien d’une prescription abrégée. Le raisonnement paraît logique, mais il est faux. N’importe quel éditeur peut en effet être contraint de suspendre l’édition d’un livre ou d’une revue, et de les retirer de la vente. Lorsque les plaignants sont prévenus à temps, ils peuvent faire saisir la publication incriminée avant publication, par le biais d’un référé.

Deuxième argument : il serait impossible, ou très difficile, de retrouver les auteurs d’infraction sur le Net, d’où la nécessité d’une loi plus sévère. Ici encore, les faits sont têtus. Car il est impossible, ou tout au moins très difficile, de ne laisser aucune trace sur Internet. Mais on peut se demander si les associations de défense des droits de l’homme ne sortent pas un peu de leur rôle en réclamant une politique de "tolérance zéro" sur le Net. L’imprescriptibilité est une notion extraordinaire pour un crime extraordinaire : voilà comment, de manœuvres hâtives en conclusions inconséquentes, on aboutit à faire de la diffamation l’équivalent juridique du crime contre l’humanité.

Philippe Moreau et Sébastien Canevet


Cette tribune a été publiée pour la première fois dans le journal Libération le vendredi 22 décembre 2000.

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